Bon, « T’as voulu voir Béthune et on a vu Troie. Mais je te préviens, nous
irons bien plus loin… » pouvais-je désormais me chanter, en aparté parce que en fait je chante très faux.
Retour à Canakkale par une après-midi humide et glaciale. Même par ce temps très
médiocre il y avait un monde fou aux terrasses des cafés. Les Turcs vivent beaucoup dehors et, par tous les temps, vêtus de manteaux, doudounes et bonnets, se retrouvent entre amis pour boire un
thé. Quant à nous, bien logés, bien chauffés, nous attendions jusqu’au lundi pour traverser le détroit.
Ce Détroit qui relie la mer Égée à la mer
de Marmara, long d'une soixantaine de kilomètres est large d’un peu plus d’un kilomètre seulement devant Çanakkale. Il fut appelé dans l’antiquité l’Hellespont, puis plus récemment « Bras de
St Georges », « Bouches de Constantinople ». Les profondeurs n'y atteignent pas 100 m. 60 000 navires y transitent chaque année, ainsi que 100 millions de
tonnes d'hydrocarbures. La circulation y est interdite la nuit et la taille des navires est limitée. Le courant y est d’autant plus fort avec la fonte des neiges qui fait monter le niveau de la
Mer Noire. Le trop plein s’écoule ainsi vers la Mer Egée par le Bosphore, la mer de Marmara et le détroit des Dardanelles.
Mais je ne peux m’empêcher de citer Chateaubriand lorsqu’il passe dans ces eaux,
en route vers Jérusalem, en 1810. Allergiques à un peu de littérature s’abstenir, mais moi je me fais trop plaisir et ça m’amuse trop de relire cette narration, très abrégée pour vous.
« …(Un) mal de tête
(…)m'accablait ; mais lorsque, le 21 septembre, à six heures du matin, on me vint dire que nous allions doubler le château des Dardanelles, la fièvre fut chassée par les souvenirs de Troie.
Je me traînai sur le pont ; mes premiers regards tombèrent sur un haut promontoire couronné par neuf moulins : c'était le cap Sigée. Au pied du cap je distinguais deux tumulus, les
tombeaux d'Achille et de Patrocle. L'embouchure du Simoïs était à la gauche du château neuf d'Asie ; plus loin, derrière nous, en remontant vers l'Hellespont, paraissaient le cap Rhétée et le
tombeau d'Ajax.
Les pyramides des rois égyptiens sont
peu de chose, comparées à la gloire de cette tombe de gazon que chanta Homère et autour de laquelle courut Alexandre. »
(Moi : Quoi ? Mieux que les pyramides et nous n’avons pas vu les
tombes d’Achille et de Patrocle ? )
« J'éprouvai dans ce moment un
effet remarquable de la puissance des sentiments et de l'influence de l'âme sur le corps. J'étais monté sur le pont avec la fièvre : le mal de tête cessa subitement.
Tandis que je m'occupais des douleurs
d'Hécube, les descendants des Grecs avaient encore l'air, sur notre vaisseau, de se réjouir de la mort de Priam. Deux matelots se mirent à danser sur le pont, au son d'une lyre et d'un
tambourin : ils exécutaient une espèce de pantomime. Tantôt ils levaient les bras au ciel, tantôt ils appuyaient une de leurs mains sur le côté, étendant l'autre main comme un orateur qui
prononce une harangue. Ils portaient ensuite cette même main au cœur, au front et aux yeux. Tout cela était entremêlé d'attitudes plus ou moins bizarres, sans caractère décidé et assez semblables
aux contorsions des sauvages. …A cette pantomime succéda une ronde où la chaîne, passant et repassant par différents points, rappelait bien les sujets de ces bas-reliefs où l'on voit des danses
antiques. »